Dans le cadre du « mois de la Direction juridique », WakeHub, le programme d’acculturation digitale de GRTgaz, nous a convié à sa table ronde « L’IA allié du droit ? » organisée le 14 mai dernier. Pour discuter concrètement des applications de l’intelligence artificielle en entreprise, le WakeHub réuni un panel d’experts et pas des moindres ! Au programme de cette heure et demi d’échange, nous avons pu écouter Luc Julia, CTO et senior vice-président de l’innovation de Samsung Electronics, Thomas Saint-Aubin, CEO de plusieurs start-ups spécialisées dans le legal tech dont seraphin.legal et About Innovation, et enfin Virginie Le Foll, directrice juridique de GRTgaz.
Auteur du livre « L’intelligence artificielle n’existe pas » paru en janvier aux éditions First, Luc Julia ouvre cette table ronde en expliquant ce titre volontairement provocateur : l’intelligence artificielle des films d’Hollywood n’est pas une réalité aujourd’hui et ne le sera probablement pas dans les années à venir. Si l’intelligence artificielle, rabâchée à toute heure par les géants de la tech, semble envahir notre quotidien, elle n’en reste pas moins un outil au service de l’homme. Aujourd’hui restreinte principalement à la réalisation des taches les plus répétitives (reconnaissance d’image, reconnaissance de pattern,…), elle ne peut pas en l’état remplacer l’intelligence humaine, dont elle se distingue par son incapacité à créer (un point sur lequel les opinions divergent !). Son utilité en entreprise et notamment pour les directions juridiques est précisée par Thomas Saint-Aubin : son intérêt réside dans sa capacité à traiter de grandes masses de données, qui, appliquée au domaine juridique, permet par exemple d’assister les juristes dans l’analyse de jurisprudences. Pour Veronique Le Foll, l’intérêt de l’adoption de l’IA dans une direction juridique d’entreprise est clair : créer une dynamique autour des nouveaux outils digitaux et décharger les équipes des tâches administratives répétitives pour libérer du temps pour le traitement de cas plus complexes.
IA : un cadre réglementaire européen en construction
Pour les intervenants de cette table ronde, la méfiance que peuvent générer ces technologies est avant tout liée au manque de transparence, et c’est le rôle d’un cadre réglementaire d’y pallier et d’éduquer les utilisateurs quels qu’ils soient. Cependant, comme c’est souvent le cas lors d’innovations technologiques, ce cadre réglementaire peut arriver très tard après le développement de l’innovation rappelle Luc Julia.
En Europe cette réflexion est en cours, comme le montre la résolution adoptée au parlement européen en février 2019, proposant d’adopter un cadre réglementaire axé sur la notion d’éthique. Loin d’être alarmiste, cette résolution insiste sur l’importance d’une Europe pionnière dans le domaine de l’IA ; en mettant notamment en avant l’importance des investissements dans la recherche et en appelant de ses vœux la multiplication de partenariats public-privés. Par ailleurs, reprend Véronique Le Foll, cette résolution met également en avant l’importance des sandbox réglementaires, espaces d’expérimentations introduisant une coopération entre acteurs privés et régulateurs sur le sujet.
Pour Thomas Saint-Aubin, l’enjeu porte également sur une réflexion sur le droit fondamental, qui d’après lui n’est plus en phase avec les avancées technologiques actuelles. Selon lui, cela passe notamment par l’élaboration de Human Digital Rights, droits fondamentaux de l’ère digitale. Ces droits fondamentaux, se basant sur le règlement européen sur la protection des données (RGDP), auraient pour but d’établir des standards technologiques pour la circulation et la protection des données personnelles, faisant l’objet d’une gouvernance ouverte et transparente. Pour en savoir plus sur ce vaste sujet, nous vous recommandons la lecture du livre blanc remis en avril 2019 à la députée Paula Forteza.
Les legal tech, un marché en plein boom
Si pour certains le contexte de l’établissement d’un cadre réglementaire pourrait brider l’innovation, d’après Thomas Saint-Aubin au contraire, il génère également de nombreuses opportunités. En France, le secteur du Legal Tech a ainsi connu une forte croissance grâce à un contexte juridique favorable, liée à la dématérialisation des procédures et à l’ouverture des données publiques depuis 2014. Dans ce contexte, la loi Justice du XXIème siècle de novembre 2016, favorisant la création de chaine de droit totalement numérique, a notamment permis la naissance de plateformes d’online dispute resolution, des arbitrages en ligne guidés par des algorithmes. Porté par ces évolutions, le marché français du LegalTech, qui comptait 7 start-ups en 2014, en regroupe plus de 160 aujourd’hui (d’après le recensement réalisé par l’Observatoire permanent de la LegalTech du Village de la Justice).
Ce développement fait pourtant face à plusieurs freins. Des freins technologiques d’abord : la blockchain, perçue généralement comme une panacée pour le domaine juridique, permettant de remplacer les tiers de confiance (comme les notaires par exemple) par une chaîne décentralisée de validation de l’information, est une aberration technologique d’après Luc Julia. Pour lui, cette technologie aujourd’hui trop gourmande en énergie a une empreinte environnementale trop importante vis-à-vis du gain attendu. Une adoption limitée de cette technologie pour une gestion de contrat entièrement numérique pourrait par répercussion limiter les possibilités de croissance du marché des legal tech.
Et des freins humains d’autre part. Comme le met en avant Thomas Saint-Aubin, la fracture numérique est aujourd’hui une véritable limite à la diffusion de ces technologies. Pour assurer leur adoption par le plus grand nombre, ces technologies doivent être adaptées pour devenir plus accessibles.
L’IA, une menace pour l’emploi ?
Pour Luc Julia, l’intelligence artificielle forte, un concept désignant une machine qui serait capable d’éprouver une conscience de soi et pourrait donc remplacer totalement un humain, n’existera jamais. Une armée d’intelligences artificielles phagocytant les emplois dans les directions juridiques et dans le reste de l’entreprise ne semble donc aujourd’hui pas un scénario crédible. Comme le rappelle les intervenants, l’intelligence artificielle n’a pas forcément pour conséquence d’entraîner une réduction du nombre d’emploi, mais plutôt de changer les activités en générant une création de nouveaux emplois à moyen terme. Pour cela, insiste Thomas Saint-Aubin, il faut investir dans la formation et notamment dans le cadre du droit dans une formation alliant numérique et juridique, pour anticiper le développement des compétences dont aura besoin le juriste de demain. Pour Véronique Le Foll, la collaboration et une ouverture vers d’autres domaines, dans une direction juridique notamment, sont essentiels pour avoir une réflexion plus globale et assurer une plus grande adaptabilité permettant de bénéficier des avantages qu’apportent les legal tech par exemple.