La robotisation et l’intelligence artificielle sont-elles vouées à rendre nos emplois obsolètes ? Pour certains chercheurs (Brynjolfsson and McAfee, 2014), nous sommes à l’aube d’une seconde révolution industrielle qui risque d’entraîner un déclin général de l’emploi. D’après une étude de l’University of Oxford publiée en 2013, près de la moitié des emplois américains risquent d’être automatisés d’ici 2020. D’après une seconde étude, menée par l’OCDE en 2016, 9% des emplois à l’échelle mondiale sont fortement susceptibles d’être automatisés. Serions-nous tous menacés par le risque de chômage technologique ?
Si de nombreuses études aux résultats alarmant alimentent régulièrement une peur des conséquences de la robotisation sur le marché de l’emploi, ces conclusions doivent être nuancées. En effet, une « robopocalypse » n’est pas à prévoir dans l’immédiat. Toutefois, on peut dès à présent anticiper un impact fort sur la structure du marché du travail.
L’intelligence artificielle, pas toujours si artificielle que ça
Il est prévisible que le développement du recours à l’intelligence artificielle générera la création de nouveaux types d’emplois. Selon plusieurs études (Moretti, 2010; Goos, Konings and Vandemeyer, 2015), chaque création d’emploi dans l’industrie high-tech génère environ cinq emplois complémentaires, et on peut s’attendre à ce que l’IA ne déroge pas à la règle.
Cependant, le développement technologique de l’intelligence artificielle ne sous-tend pas uniquement la création de nouveaux métiers hautement qualifiés : elle génère également la création d’une multitude d’emplois plus précaires pour subvenir aux besoins associés aux développement de cette intelligence. En effet, malgré son nom, le machine learning dans son état de développement actuel requiert encore une intervention humaine. C’est un concept nommé « human in the loop », qui consiste à « former » une intelligence artificielle en lui fournissant des contenus et en identifiant ses erreurs.
Émergence de nouvelles tâches : l’humain comme complément de la machine
En pratique cela se traduit par des micro-taches comme le « taggage » d’images ou vidéo (identifier une information sur une image) ou le nettoyage de bases de données. De même, si les attentes vis-à-vis des compétences de l’IA sont énormes, dans l’état actuel des choses, un grand nombre de taches présentées comme étant gérées « automatiquement » sont en réalité réalisées manuellement. C’est le cas pour la modération et le retrait de contenus violent ou haineux sur Youtube ou encore pour les suggestions de « contenus populaires » sur Facebook. Ces tâches répétitives demandent une main d’œuvre humaine nombreuse, peu qualifiée et surtout peu coûteuse : elles représentent donc un véritable défi pour les entreprises opérant des intelligences artificielles. Si à terme ces taches pourraient être réalisées par des intelligences artificielles, elles sont aujourd’hui externalisées par le biais de plateformes de crowdsourcing et réalisées par des micro-travailleurs qui visualisent les contenus un à un pour les catégoriser.
Micro-emplois et plateformes de crowdsourcing : le travail à l’ère de l’IA
Les retombées du développement de l’intelligence artificielle sur le marché de l’emploi se manifestent donc par l’émergence d’une nouvelle forme de travail, global et dématérialisé, composé d’une multitude de micro-taches rémunérées individuellement. Ce nouveau besoin de main d’œuvre est le terrain de jeu d’agences d’intérim d’un nouveau type : les plateformes de crowdsourcing.
Ces plateformes mettent en relation des travailleurs avec des entreprises, qui leur délèguent des taches contre une rémunération. Dans le cadre de micro-taches liées à l’IA, ce type de plateforme offre aux entreprises l’accès illimité à une main d’œuvre externe peu couteuse. Sur Amazon Mechanical Turk, une des plus grandes plateformes de crowdsourcing, les taches liées à l’IA représentent quasiment la moitié des demandes postées par des entreprises. En effet, d’après une étude menée par le Pew Research Center en 2016, 37% des taches (nommées HIT pour Human Intelligence Tasks) publiées sur la plateforme de crowdsourcing d’Amazon impliquaient l’identification d’informations sur des images et 13% la classification d’images ou d’autres informations. Pour assurer la rentabilité de ce type d’externalisation, la rapidité d’exécution et le coût de la main d’œuvre sont des critères décisifs. De fait, sur la période étudiée par le Pew Research Center, 61% des taches postées sur la plateforme d’Amazon étaient des micro-taches payées en moyenne 0.10$ et pouvant être réalisées en quelques minutes.
Retour sur la genèse et la croissance du micro-tasking et du crowdsourcing
Si le développement de l’intelligence artificielle suscite une demande croissante de main d’oeuvre peu qualifiée, le phénomène de crowdsourcing est quant à lui plus ancien. La plateforme Amazon Mechanical Turk, par exemple, est en activité depuis 2005 et est aujourd’hui une des deux plus grosses plateformes sur le marché, avec son concurrent CrowdFlower. Typiquement, Amazon Mechanical Turk propose en moyenne 500 000 nouvelles taches par jour et le nombre de turkers (contraction de Turk et workers) a été estimée par la Banque Mondiale à 500 000 en 2015 (Amazon Mechanical Turk ne publie pas de données sur ses activités).
Le micro-tasking, phénomène facilité par la généralisation de la couverture internet, permet aux entreprises d’avoir recourt à une main d’œuvre globale bon marché 24h sur 24h pour des taches spécifiques, prenant généralement peu de temps et nécessitant une « intelligence humaine » (classification de données, « taggage » d’images ou de vidéos, transcription…). Ce nouveau marché représente une manne pour les plateformes du type d’Amazon Mechanical Turk qui se sont multipliées depuis le début des années 2000. D’après la Banque Mondiale, l’industrie de la sous-traitance en ligne a généré un revenu d’environ 2 milliards de dollars en 2013, avec 48 millions de travailleurs enregistrés. Cette même étude prévoit que d’ici à 2020, cette industrie générera entre 15 et 25 milliards de dollars de revenus.
Une révolution sur le marché du travail, et une opportunité pour les pays en développement…
La croissance de cette industrie représente une véritable mutation du marché du travail, dans la lignée de « l’ubérisation » de l’emploi apparue avec la multiplication de travailleurs indépendants comme les chauffeurs Uber et livreurs Amazon Flex. Le micro-tasking représente une opportunité pour de nombreux utilisateurs, aussi bien comme une façon de compléter un salaire que de générer un revenu à part entière. Cette forme d’outsourcing ouvre en effet la possibilité d’accéder et rivaliser sur le marché mondial de l’emploi avec une totale flexibilité, à la simple condition de posséder un ordinateur et une connexion internet. De fait, le crowdsourcing peut également représenter un véritable relais de croissance dans des pays en développement. En Inde par exemple, un turker travaillant 40h par semaines pour un salaire moyen de 4,99$ par heure génère un revenu annuel environ dix fois supérieur au revenu médian d’un agriculteur.
… mais aussi une source de précarisation de l’emploi
Pourtant, les turkers et autres micro-taskers sont d’ores et déjà considérés par certains comme les nouveaux « ultraprécaires du numérique », travaillant pour des rémunérations en moyenne bien en deçà des salaires minimums (fixés à 7,25$ aux Etats-Unis, 9,67€ en France) et ne bénéficiant d’aucun statut légal ou protection sociale. Ces travailleurs sont considérés par une majorité de plateformes non pas comme des freelancers mais comme de simples « utilisateurs » dont la relation employeur-employé est définie par un accord utilisateur ou simplement par les conditions de service de la plateforme.
Sur Amazon Mechanical Turk, le travail réalisé par les turkers est évalué par les entreprises donneuses de taches, qui se réservent le droit de ne pas rémunérer le travailleur en cas de travail insatisfaisant, sans aucun recours possible. La construction spontanée de communautés d’entraide entre turkers tente de pallier aux manquements de la plateforme. De nombreux forums ont vu le jour et certain turkers ont conçus des programmes pour améliorer leur productivité, repérer les activités les plus lucratives ou attribuer un score de fiabilité aux employeurs.
Des contestations qui commencent à se faire sentir : quelques exemples
Comme c’est le cas pour de nombreuses nouvelles professions « ubérisées », un mouvement de contestation face à la précarité de ces emplois a commencé à prendre forme ces dernières années. En Allemagne, le plus grand syndicat européen, IG Metall, ainsi qu’un réseau de syndicats européens et nord-américains se sont saisis du sujet, en appelant en Décembre 2016 à un encadrement de la pratique. Sur le marché, cela se traduit également par la création de nouvelles initiatives, dont la plateforme Daemo, actuellement en version alpha. Initiée par une équipe de chercheurs du Standford Crowd Research Collective, cette plateforme vise à proposer une approche éthique du crowdsourcing, se basant sur une charte de paiement équitable (incluant une garantie de revenu supérieur à 10$/heure pour les micro-travailleurs) et une politique de transparence. Le pari de cette plateforme est qu’une meilleure rémunération des micro-travailleurs entraînerait une meilleure qualité et fiabilité de leur travail, générant en chaîne un dépôt plus important de requêtes de la part d’entreprises.
On pourrait s’attendre à ce que ces micro-travailleurs deviennent rapidement obsolètes face à une amélioration continue des performances des algorithmes. Pourtant, d’après Mary Gray, chercheuse à Microsoft Research, la demande de micro-travailleurs devrait augmenter dans les années à venir, alors que les cas d’usages de l’intelligence artificielle se multiplient. D’après elle, des plateformes comme Amazon Mechanial Turk, ou son concurrent CrowdFlower, sont des précurseurs face à une évolution en profondeur de la structure du marché du travail. De la même façon, la Banque Mondiale met en garde dans son rapport sur l’importance de prendre la juste mesure de cette nouvelle forme de travail, qui, si elle peut représenter de nombreuses opportunités, va également nécessiter un véritablement encadrement légal.