« C’est avec grand plaisir que je suis en Californie. C’est l’un des derniers endroits dans le monde qui voit le coucher du soleil. Mais c’est ici que les nouvelles idées voient les premières lueurs du jour. » C ’est en ces termes que Modi, premier ministre indien, s’est adressé, en septembre 2015, au parterre de PDG de la Top Tech Industry pendant le Digital India Summit à la Silicon Valley.
Au côté du premier ministre, Satya Nadella et Sundar Pichai, PDG respectifs de Microsoft et Google. Tous deux sont les meilleurs VRP du Made in India. Ils sont nés en Inde et y ont obtenu leur bachelor en ingénierie électronique et métallurgique. Ils ont ensuite choisi de s’expatrier aux Etats-Unis pour accomplir un MBA et réaliser leur rêve américain. Bien entouré, Modi a encouragé les grandes firmes de la Silicon Valley à croire et à investir dans le nouveau programme de digitalisation de l’Inde, Digital India. Ce à quoi ils ont répondu favorablement, comme le confirme la réaction de Don Schulman, PDG de Paypal, à la suite du discours : « L’Inde reste l’une de nos principales priorités ».
Il suffit de taper dans un moteur de recherche les mots clés ‘Inde’, ‘conquête’ et ‘marché’, pour s’apercevoir de la dynamique économique en cours. Le suédois Ikea s’y installera dès 2017 et se prépare à investir 297 millions de dollars. L’horloger suisse Swatch a reçu en 2015 l’autorisation d’ouvrir 40 magasins en 3 ans, là où le marché indien ne représente pour l’instant que 1% de son chiffre d’affaires annuel. La même année, le français Renault a lancé la KWID -voiture Low Cost, totalement Made in India et vendue 3500 euros. Même la Russie avance ses pions avec l’acquisition par Rosneft de parts du pétrolier indien Essar Oil et compte livrer, d’ici 2020, 5% du pétrole importé.
Partenaire privilégié de multinationales de tout secteur, le Sous-Continent assure sa croissance.
La 7ème puissance économique du monde donne le tournis à quiconque se plonge dans ses chiffres, presque autant qu’à celui qui se balade dans ses rues. Alors que la croissance mondiale stagne et que les principales économies souffrent, l’Inde affiche un taux de croissance insolent : 7,5% en 2015 et 9% de prévision de croissance par le FMI pour 2016, devant celle de l’Empire du Milieu. De plus, dès 2022, le pays devrait arracher à la Chine le titre de pays le plus peuplé au monde avec 1,4 milliard d’habitants. La population affiche par ailleurs, un âge médian de 27 ans quand en Europe, il est à 41,2 ans.
Des centres de services aux centres R&D, l’Inde assoit sa position de leader de l’offshoring IT dans le monde. Selon les chiffres de Nasscom –association indienne des professionnels de l’IT et du BPO (Business Process Outsourcing), le secteur IT-BPM représentait, en 2015, 6,7% du PIB dont 67% d’activités offshore.
La convergence technologique qui veut associer l’intelligence artificielle, le cloud computing et l’automatisation pourrait faire reculer la machine de guerre indienne. Pour l’instant, elle fait front. IBM a certes diminué de 30% ses effectifs dans le pays mais la croissance du secteur reste d’actualité, avec une augmentation de 13% comparé aux résultats de 2014.
L’Inde ne s’est pas contenté de l’offshoring des services et de la maintenance IT ni même de la sous-traitance des activités comptables et RH. Ses entreprises ont su se diversifier jusqu’à acquérir l’un des fleurons des pays développés, la R&D. Tout a commencé lorsque les multinationales, vers la fin des années 90, ont décidé d’implanter des centres R&D en Asie. Elles souhaitaient se rapprocher du marché asiatique afin de réaliser des produits qui correspondent aux cultures locales. Elles ont choisi l’Inde pour son vivier important d’ingénieurs et de ressources qualifiées autres à bas prix et pour sa culture anglo-saxonne. SAP fut la première à se lancer, très vite rejointe par Microsoft, IBM, Cisco, Oracle, Adobe, Intel et Xerox.
Elles sont aujourd’hui toutes installées à Bangalore, sorte de Silicon Valley au sud de l’Inde. Ces centres se sont forgés une place de choix dans le paysage international. Les ingénieurs indiens ainsi que les départements de recherches des grandes écoles indiennes -IIT et IIM- ont su prouver leur qualité et leur capacité d’innovation. Google confie désormais la recherche et le développement de fonctionnalités clés de Google Drive à ses équipes indiennes. Huaiwei, le colosse chinois de la téléphonie mobile, a aussi annoncé, début 2015, l’ouverture d’un centre R&D global avec pas moins de 5000 ingénieurs. Tout ceci contribue à l’industrialisation des processus d’innovation en Inde où des Labs de R&D, proposant leur service à diverses multinationales, commencent à voir le jour.
L’IndianTech investit son propre marché et résiste aux Goliath américains et chinois.
Si les grandes entreprises indiennes peinent encore à tirer avantage de cette dynamique d’innovation et n’investissent pas encore massivement dans la R&D, les start-ups ont, quant à elle, saisi l’enjeu réel de l’innovation.
Quand en France, nous assistons au psychodrame « ubérien », en Inde, OlaCabs, créé dès 2010, soit un an seulement après son concurrent direct Uber, règne en maître et clame près de 80% des parts de marché. Là où Amazon est champion français du e-commerce, en Inde, se sont Flipkart et Snapdeal, deux entreprises indiennes qui se partagent 72% des parts de marché. Alibaba tente de racheter Flipkart et Amazon se bat à coup de marketing et de publicités. Pourtant, les deux marketplaces tiennent encore le choc.
Nasscom titre l’un de ses rapports, Les startups Tech en Inde, un avenir brillant. L’organisation rapporte qu’en 2014, le pays recensait 3000 startups Tech et digitales, ce qui en fait le 4ème berceau de startups Tech dans le monde. Surtout, les études prédisent plus de 11.000 startups dans le secteur d’ici 2020, générant quelques 250.000 emplois directs. La disruption Made in India touche tous les secteurs, l’internet des objets, la big data, la santé, le paiement, l’éducation, la sécurité…
« Le prochain milliard », enjeu économique de cette première moitié de siècle, se joue en Inde.
Facebook et Google l’ont rappelé à plusieurs reprises, le « prochain milliard » d’utilisateurs se trouve chez la plus grande démocratie du monde, là où l’Internet et le marché sont libres, contrairement à la Chine. D’autant plus, que se sont plus d’un milliard d’individus avec une large segmentation des profils de consommateurs :
Seulement avant d’atteindre ce seuil, il faudra lever trois obstacles.
D’abord, la conquête du prochain milliard de consommateurs nécessitera un milliard d’individus connectés. Or, seuls 402 millions d’Indiens ont actuellement accès à Internet, soit 1 indien sur 3.
Ensuite, les acteurs de l’IT auront beau tisser une toile plus large et plus inclusive du web, sans éducation, sans santé et sans électricité, le projet sera voué à l’échec. La Tech doit embarquer avec elle, des industries lourdes, de l’énergie, des transports et des travaux publics. Elle a aussi besoin de l’éducation nationale indienne et des ONG pour combattre l’analphabétisme, véritable fléau du pays, 36% de taux d’an-alphabétisation en moyenne variant selon les états -à nuancer avec le taux d’alphabétisation des 15-24 ans qui est de 90,2%.
Enfin, avant de conquérir l’Inde, il est indispensable d’apprendre et de comprendre son l’histoire.
Pour préserver la neutralité du net, l’Inde interdit le projet Free Basics.
Facebook s’est confronté à la plus large démocratie du monde et a perdu la bataille. Février 2015, Mark Zuckerberg lance sa plateforme caritative sous le nom, dans un premier temps, d’Internet.org. C’est un service internet de base et gratuit visant à connecter les populations des pays émergents qui n’ont pas accès à internet. Les indiens pouvaient ouvrir une dizaine d’applications sur internet, gratuitement (Facebook, portail de santé, d’éducation, d’emploi…). Pour le reste, le service était payant. Décembre 2015, le service est suspendu. Février 2016, il est définitivement interdit. Comment est-ce possible ?
Les défenseurs de la neutralité du web accusent Facebook de feindre sa philanthropie et de vouloir, avant tout, assurer son monopole. Ils soulèvent trois problématiques majeures :
- Le non-respect de la neutralité du web : « Ce principe permet à tous les utilisateurs, quelles que soient leurs ressources, d’accéder au même réseau dans son entier. », définition de la Quadrature du Net. Ce qui n’est plus le cas quand Free Basics sélectionne des applications et propose ou non leur gratuité.
- La promotion d’un internet pauvre pour les pauvres : Naveen Patnaik, ministre en chef de l’état d’Orissa écrit dans une lettre à l’autorité de régulation des télécommunications, « Si vous dictez aux pauvres ce à quoi ils doivent avoir accès, vous leur retirez le droit de choisir ce qu’ils pensent être le mieux pour eux ».
- Le colonialisme numérique : Nihil Pahwa, journaliste, entrepreneur et membre du savetheinternet.in, explique, dans une tribune parue dans le Time Of India, que Free Basics menace la pluralité et la diversité de l’écosystème des start-ups indiennes et met en péril la démocratie et le système de concurrence du marché libre. L’histoire coloniale indienne commence par l’arrivée des commerçants britanniques sur les côtes indiennes, offrant des cadeaux contre un peu de liberté. Les indiens veillent à ce que l’histoire ne se répète pas deux fois.
Leur requête a été acceptée par l’autorité indienne de régulation des télécommunications qui a statué pour l’arrêt du service. Jamais Mark Zuckerberg n’aurait pensé que l’Inde interdirait un service gratuit se déclarant en faveur des plus démunis : « Ne vaut-il pas mieux un internet limité que pas d’internet du tout ? ». C’était mal connaître les indiens, leur histoire et leur attachement à leurs valeurs, à leurs cultures et à leurs droits fondamentaux.
L’Inde est actuellement le pays émergent avec le plus grand potentiel de croissance. Bénéficier de son vivier de ressources qualifiées à bas prix et de son expérience des projets internationaux, conquérir son marché de consommateurs ou investir dans ses startups, ce sont là trois façons de profiter et de concourir à son développement. Reste à vérifier laquelle de ces propositions contribuera le mieux à la croissance du pays et à la relance économique du reste du monde.
Le ministère de l’économie prévoit une forte augmentation des investissements français qui devraient doubler d’ici 2022. La France parviendra-t-elle à saisir cette opportunité pour en faire un accélérateur de sa croissance ? Saura-t-elle, par ailleurs, s’associer aux partenaires indiens expérimentés afin de réussir sa propre transformation digitale ? Pour le savoir, rendez-vous en 2022.
Nice article