Cette conférence, organisée par le Mastère Spécialisé Management de projets technologiques de Télécom Paris Tech et l’ESSEC le 7 mars dernier, a eu pour but d’échanger à propos de l’avenir de l’Europe, d’un point de vue de l’intégration du numérique et de l’évolution des usages, pour bâtir une union plus forte. En présence de : Corine Lepage, ancienne ministre de l’environnement, Gilles Babinet, Digital Champion de la France, Ulrike Steinhorst, Senior Vice President de Airbus Group, et Balthazar de Lavergne, remplaçant d’Oussama Ammar, Partner de TheFamily, il a été abordé le marché numérique unique et ses impacts sectoriels, l’usine du futur et la coopération entre grandes entreprises et les start-ups, avant de finir en mentionnant les aspects sécuritaires de l’évolution des technologies de l’information.
Thème 1 : Un Marché Unique Numérique
Intervenants : Corine Lepage et Gilles Babinet
Êtes-vous en faveur d’un marché unique numérique ?
Il s’agit d’un enjeu économique majeur affirme Corine Lepage. De plus, les régulations étatiques entourant ce marché sont dans leur enfance, et pourraient permettre à l’Europe de travailler à une politique commune, à contrario des sujets dans lesquels nos différences sont devenues trop grandes pour être unificatrices, comme les politiques d’approvisionnement énergétique. C’est aussi, et peut-être pour une première fois, un sujet intergénérationnel, dans lequel toute la population européenne peut se sentir engagée.
Il est important de comprendre que les gouvernements sont largement des acteurs extérieurs, n’ayant qu’une compréhension vague des sujets du digital. La solution qu’ont trouvé les états est de nommer un Digital Champion, comme Gilles Babinet, qui a pour rôle d’agir en tant qu’intermédiaire entre la société civile, les usages actuels et les tendances d’un côté, et le gouvernement de l’autre. Gilles Babinet indique que nous sommes dans une phase de transition, dont les effets peuvent déjà se faire sentir. Il est vital d’avoir le soutien des gouvernements pour mener à bien l’établissement d’un Marché Numérique Unique.
Question : La France est aujourd’hui en 16eme position. Elle était 13eme il y a trois ans. Comment expliquer et inverser cette tendance ?
Sur les cinq indicateurs constituant le DESI, la France est moyenne en tout, indique Gilles Babinet. Ce n’est pas forcément une mauvaise chose, car cela permet d’actionner de nombreux leviers d’amélioration pour permettre une réforme en profondeur. Nous parlons souvent de modernité dans le service public, la déclaration d’impôts en ligne étant souvent citée en exemple. Aujourd’hui, considérant l’usage répandu d’internet, il est possible d’aller beaucoup plus loin.
On observe une vraie réticence de la part de nombreux gouvernements, tempère Corinne Lepage. Cela s’explique en partie par le manque de connaissance, et d’une opposition pour/contre corrélée à la fracture générationnelle que nous vivons.
L’évolution rapide des entreprises du numérique témoigne d’un changement majeur, auquel les gouvernements devront s’adapter, quoi qu’il arrive, affirme Gilles Babinet.
Thème 2 : Ses impacts sectoriels
Intervenants : Ulrike Steinhorst et Balthazar de Lavergne
Question : Quels secteurs d’activité seront impactés par la digitalisation de l’économie ?
Mon expérience en France et à l’étranger, notamment dans la Silicon Valley, m’a permis de me rendre compte des différences entre les États-Unis et l’Europe, notamment la France, nous dit Balthazar de Lavergne. Tous les secteurs d’activité seront impactés par la digitalisation. Le digital n’est pas un aspect à part, il est partie intégrante des entreprises d’aujourd’hui. L’inertie en France et en Europe nous fait prendre un retard considérable sur nos voisins outre-Atlantique, dans les domaines allant de l’agriculture à la médecine en passant par les transports. Ce retard est inquiétant.
Nous n’avons plus le choix, explique Ulrike Steinhorst. Toutes les entreprises, Airbus Group y compris, devront s’adosser au digital pour assurer leur croissance. Aujourd’hui, nous voyons beaucoup de nouveaux entrants hi-Tech. Pour donner un exemple, une start-up à récemment développé un logiciel permettant de contrôler efficacement un nuage de satellites. Ce dispositif, constitué de milliers de mini-satellites est plus robuste qu’un système opérant un unique satellite. Bien que ces mini-satellites n’atteignent pas le niveau de sophistication de certains grands satellites, ils permettent de faire 90-95% du travail pour un cout de fabrication comparativement dérisoire. Ce genre d’innovation est vital à saisir pour les entreprises.
Thème 3 : Usine du futur / Collaboration start-ups & multinationales
Intervenants : Corine Lepage, Gilles Babinet, Ulrike Steinhorst, Balthazar de Lavergne
Question : À quoi ressemblera l’usine du futur ?
L’usine du futur sera flexible, fluide, intégrée, protectrice et écologique argumente Ulrike Steinhorst. Flexible, car la personnalisation devient plus importante, et fluidifiée, grâce à des chaines de montage entièrement automatiques. Elle sera intégrée dans le SI de l’entreprise et sa chaîne de valeur, permettant un meilleur contrôle du risque présent, et écologique, grâce aux avancées technologiques et aux outils digitaux permettant un contrôle simplifié et une meilleure gestion de l’impact des opérations.
La valeur de demain sera créée différemment, affirme Gilles Babinet, et la question de la propriété deviendra un point majeur. Le marché du médicament en Inde est un bon exemple. De nombreuses maladies y sont orphelines – c’est-à-dire sans traitements, ne pas confondre avec rare – et les entreprises n’ont pas d’intérêts économiques à chercher une cure. Le gouvernement Indien a mis en place des subventions étatiques pour permettre à des chercheurs, nationaux et étrangers, de travailler à des cures pour ces maladies orphelines, cures aujourd’hui dans le domaine public. En créant un intérêt économique pour les chercheurs, le gouvernement a réussi à lancer une dynamique en montrant que la valeur pouvait être créée autrement.
Aujourd’hui, les jeunes ont un accès à la connaissance largement supérieur à celui de leurs parents, note Corine Lepage. Plusieurs facteurs, en plus des subventions étatiques mentionnées, en sont responsables. Le développement technologique et anthropologique rapide de ces dernières années apporte davantage de poids et de potentiel aux idées. Par contre, il peut aujourd’hui être difficile de déterminer précisément à qui la propriété intellectuelle d’un produit appartient, lorsque l’inspiration et les différentes briques proviennent de sources distinctes.
Beaucoup de nouvelles entreprises se distancent du concept de la propriété intellectuelle, et ce pour des raisons valables, explique Balthazar de Lavergne. Aujourd’hui, la propriété intellectuelle n’est plus le cœur de métier des entreprises. Google, par exemple, va mettre son algorithme d’intelligence artificielle en open source. Cela permettra à d’autres entreprises d’en profiter et de la développer, mais ces entreprises n’ont pas la quantité de données à laquelle Google à accès. Elles ne pourront donc pas battre Google, car le succès d’une intelligence artificielle dépend en grande partie du volume d’information que l’on peut lui fournir, et Google pourra profiter d’un code open source, un format évoluant plus rapidement que les logiciels propriétaires. Un autre exemple est Tesla. Une entreprise disruptive, son PDG Elon Musk met dans le domaine public de nombreux brevets (mais pas les meilleurs tout de même). Cette initiative est intelligente, car elle permet de dynamiser à l’aide de connaissances un secteur de l’industrie automobile – l’électrique – en mal de croissance. Tesla pourra profiter d’un engouement plus fort pour ce marché, en conservant les meilleurs talents grâce à sa réputation de first-mover. On attend de ce genre de mise à disposition de propriété intellectuelle des sauts d’innovation, bénéfiques pour leurs secteurs.
Au-delà du hardware pionnier de Tesla, il faut mentionner que leur expertise dépasse la voiture électrique, ajoute Ulrike Steinhorst. Au-delà, c’est le software qui apporte la véritable valeur. Il est raisonnable de dire qu’une révolution du software est en cours.
Question : La collaboration Start-ups / grandes entreprises est-elle une bonne chose ?
La coopération entre start-ups et grandes entreprises peut-être une bonne chose, avance Balthazar de Lavergne, mais ce n’est pas garanti. En effet, si on observe les start-ups rachetées par des grandes entreprises, la tendance est au « Acheté peu développé, mort dans l’année ». Bien sûr, ce n’est pas toujours le cas, notamment lorsque la start-up rachetée est porteuse d’une technologie rare et novatrice. Dans ces cas, l’entreprise n’a pas forcément vocation à perdurer au-delà de la période de R&D nécessaire au développement de la technologie. La meilleure solution tend vers une collaboration d’égal à égal. Les start-ups peuvent être un avantage pour les grandes entreprises, car ces dernières manquent ce cadre permettant des processus rapides et un chemin de décision accéléré. Toutefois, les grandes entreprises ont souvent tendance à imposer leurs modes de fonctionnement aux start-ups, ce qui en général ne profite ni aux entreprises, ni au start-ups. Idéalement, la collaboration entre ces entités demande une certaine séparation entre la start-up et l’entreprise. Aux États-Unis, la pratique est beaucoup plus développée.
Même au sein de grandes entreprises, le développement de certains produits est fait dans une certaine autarcie, indique Gilles Babinet, pour alléger la bureaucratie et accélérer le processus. Nespresso et Nestlé, Twingo et Renault sont deux excellents exemples illustrant la possibilité de développer des produits en interne avec une approche plus « start-up ». Il s’agit aussi d’une question de culture d’entreprise.
On compare souvent la France aux États-Unis, mais cette comparaison n’est pas utile. Ils évoluent dans un milieu culturel, économique et politique très différent, ajoute Corine Lepage. Les taux sont très bas, ce qui entretien une bulle. Il est estimé qu’une augmentation des taux de 1% aux États-Unis retirerait $1Bn du venture capitalisme. Une comparaison en Europe est plus intéressante.
La France compte 65 millions d’habitants, pour 1 Unicorn – titre donné à de très grandes start-ups, généralement cotées à plus de $1Bn – alors que la Suède compte 11 Unicorn, pour moins de 10 millions d’habitants, explique Gilles Babinet. Les Suédois portent un intérêt beaucoup plus fort que nous au sujet du digital, et éduquent leurs jeunes dans ce sens. Il n’est pas étonnant que la France soit dépassée digitalement par ce pays.
Thème 4 : Les risques sécuritaires
Intervenants : Gilles Babinet, Ulrike Steinhorst
Question à l’auditoire : Format vote à main levée : Combien d’entre vous connaissent la Blockchain ?
L’auditoire est divisé à 50/50.
La blockchain est l’innovation la plus importante dans le domaine digital depuis la création du TCP/IP, affirme Gilles Babinet. Cette technologie distribuée permet d’effectuer des transactions de confiance sur internet, sous couvert d’anonymat. En tant que produits open source, la communauté peut la mettre à jour rapidement. Cela pose par contre des questions de gouvernance, car il manque en général une organisation claire, hiérarchique ou réglementaire. En Israël, une start-up est en train de développer le « Uber » de la blockchain. Sans plateforme centrale, ce logiciel doit permettre facilement aux utilisateurs d’échanger et contribuer au développement du système. Linux est un excellent exemple à suivre. En effet, sa communauté d’environ 130.000 développeurs actifs en a fait le système le plus robuste et réactif du monde, avec un délai de traitement des failles 20 fois inférieur à celui d’Apple ou Windows.
Question : Quelle sera l’importance de la sécurité digitale dans les entreprises du futur ?
Absolument vitale, affirme Ulrike Steinhorst. Nous étions déjà au courant que certaines entités, notamment certains gouvernements, ont une capacité extrêmement forte dans le décryptage des systèmes informatiques. Aujourd’hui, ces capacités semblent d’agrandir, mais surtout se répartir. Il est possible de faire plus avec moins. Chez Airbus Group, la possibilité qu’un acteur malveillant prenne le contrôle en vol d’un avion est une perspective potentiellement catastrophique. Ce raisonnement ne s’applique pas uniquement à Airbus Group. Nous pouvons imaginer une attaque synchronisée bloquant la chaine de production agroalimentaire à l’échelle d’un pays, hypothèse à laquelle il faudra se préparer.
Derniers Mots
En conclusion de ce forum, les intervenants ont la parole pour revenir sur un point qui leur a paru important, ou pour ajouter une dernière pensée. Balthazar de Lavergne mentionne la fracture anthropologique, et les évolutions dans les dynamiques intergénérationnelles que celle-ci a apportée. Selon lui, les jeunes n’apprennent plus de leurs aînées, mais de leurs cadets. Il pense qu’un changement de perspective est nécessaire pour prendre en compte cette évolution. Corine Lepage est en accord, et pense qu’une rupture politique est nécessaire pour accompagner cette fracture anthropologique.
Gilles Babinet indique que les technologies évoluent rapidement. En tant qu’exemple, il cite la paralysie des centrifugeuses à uranium en Iran par l’injection d’un virus dans les automates de production. Ce genre d’attaques, au-delà des systèmes d’informations, n’étaient pas possible dans un passé proche. C’est un exemple d’attaque qui touche directement à la souveraineté des pays concernés.
Balthazar de Lavergne rebondit sur le sujet de la souveraineté, en adoptant un axe différent. Il avance l’idée que la souveraineté est aujourd’hui transférée des gouvernements vers les entreprises privées. S’appuyant sur deux exemples récents, l’affaire FBI vs. Apple, et la Justice de l’état de New York vs. Airbnb. Ces refus de coopérer avec les autorités montrent le pouvoir que ces nouvelles entreprises ont dans le monde d’aujourd’hui.