Du 1 au 3 septembre se tenait à Paris la première édition du S3C, le Smart Countries & Cities Congress . Ce grand rassemblement annuel réservé aux dirigeants d’entreprises, aux élus des collectivités locales et à la presse, se positionne comme le haut lieu des tendances de demain en matière de « smart city ». Sur fond de big data et d’internet des objets, le smart s’invite dans nos communes et si nous n’en sommes qu’aux balbutiements de l’intelligence dans les villes, une vrai disruption se prépare. Disruption portée par l’apogée des nouvelles technologies et par une nécessité issue d’un constat simple : l’urbanisation galopante n’en est qu’à ses débuts, et il est estimé qu’en 2030, 70% de la population mondiale sera urbanisée
DigitalCorner a répondu présent, et a assisté à de nombreuses conférences sur les Smart Cities et leurs enjeux, que nous tâcherons de retranscrire dans cette rétrospective. Sous forme de conférences d’une demi-heure, ces interventions nombreuses ont permis à un bon nombre d’experts et de parties prenantes d’exprimer leurs points de vue. Cabinets de conseil, start-uper, élus locaux, le très large spectre d’intervenants permettait de comparer et d’opposer les points de vue, le tout dans un climat enthousiaste à l’égard de ces technologies de demain.
Des villes intelligentes aux contours encore peu clairs
Pour commencer, reposons nous sur une des meilleures définitions entendues au S3C de la Smart City, délivrée par Schneider Electric : ce seront des « villes modernes, capables de mettre en œuvre des infrastructures (d’eau, électricité, gaz, transports, services d’urgence, services publics, bâtiments, etc.) communicantes et durables pour améliorer le confort des citoyens, être plus efficaces, tout en se développant dans le respect de l’environnement. ». C’est clair, mais pourtant les implications concrètes restent vagues, et c’est bien là le problème. A écouter les médias, les technocrates, et au final un certain nombre des entrepreneurs qui œuvrent dans le domaine, tout est smart, tout est intelligent et nous devrions accepter la moindre innovation qui nous est proposée sous peine d’être réfractaire au progrés de toute façon inéluctable.
Difficile de s’appuyer sur des exemples concrets de Smart Cities pour se faire une idée plus précise : la commission industrie recherche et énergie du Parlement Européen n’a donné jusqu’à ce jour le titre de « ville intelligente de haut niveau » à seulement 6 villes européennes : Amsterdam, Barcelone, Copenhague, Helsinki, Manchester et Vienne.
Il convient tout d’abord d’observer ce que ces villes ont en commun pour définir quels attributs les rendent si « Smart » : ces villes sont avant tout des ensembles de « réseaux connectés ». Des réseaux permettant de relier les infrastructures aux Hommes, permettant de surveiller la ville et d’en extraire des informations en temps réel. Des informations qui apportent la connaissance, la connaissance qui permet l’action.
Voici dans les grandes lignes, ces cinq dénominateurs communs exposés lors des conférences et confirmés par des médias faisant autorité :
- Smart énergie : Mieux utiliser notre énergie pour dépenser moins et préserver notre écosystème, une ville intelligente est capable d’économiser et de rationaliser son énergie notamment avec les smarts grids qui n’en sont qu’à leurs balbutiements.
- Smart société : Une ville intelligente accroit son attractivité, incite les entreprises à s’y installer et accroit la cohésion sociale notamment en réduisant la fracture numérique.
- Smart déplacement : A l’heure où le nombre de kilométrage en voiture ne fait qu’augmenter, une ville intelligente est capable de favoriser les déplacements doux, permet de réduire le temps de transport des usagers, de réduire le kilométrage des voitures et d’assurer une mobilité plus agréable
- Smart innovation : l’ouverture des données au public permet de rendre le pouvoir de la donnée au peuple et permet à chacun d’innover et de s’emparer des problèmes de sa ville. Les smart cities sont également un terrain de jeu propice aux start up car il reste énormément à inventer, à créer et à mettre en place.
- Smart bâtiments : Une ville smart permet la mixité fonctionnelle de ses bâtiments et des quartiers. Elle permet de démultiplier les usages de bâtiments évitant ainsi l’émiettement de la population et des quartiers.
Il en découle quelques exemples d’usages repris de façon répétée par les intervenants:
- Surveiller le niveau de pollution dans chaque rue de la ville.
- Optimiser l’irrigation des parcs ou l’éclairage de la ville.
- Détecter les fuites d’eau des canalisations de la ville
- Générer des cartes dressant l’état de la pollution sonore
- Déclencher une alarme à la voirie lorsqu’une poubelle est pleine
- Suivre le traffic routier pour moduler de façon intelligente l’éclairage des routes
- Le trafic peut être réduit grâce à des systèmes détectant la place de parking la plus proche.
- Informer en temps réel les automobilistes qui peuvent rejoindre rapidement une place libre, économisant ainsi du temps et du carburant.
Un autre très bon exemple est celui de la ville de Sevran ; l’une des plus précaires en matière d’énergie (ndlr : une ville est précaire en matière d’énergie lorsque les dépenses d’énergie dépassent 10% des revenus des ménages) pourrait bénéficier dans les prochaines années d’un plan smart permettant aux élus et aux habitants de calquer leur modèle énergétique sur des villes européennes intelligentes présentant exactement les mêmes caractéristiques mais où la précarité est plus faible. Basé sur l’analyse de données, ce type d’initiative sous forme de benchmark permettrait selon ses promoteurs de réduire de moitié la précarité énergétique de la ville de Sevran.
« Ces avancées sont la manifestation d’une transformation globale passant d’une ville mécanique à une ville organique » détaille Carlo Ratti nous expliquant que les connexions rapprochent les hommes et les placent en harmonie avec leur écosystème. Des villes pilotées de façon intelligente ont un seul but : harmoniser les habitants avec leur environnement à l’image des exemples cités ci-dessus.
La technologie du big data comme levier pour les smart Cities, nous n’avons rien inventé.
Nous n’avons rien inventé nous dit Olivier Seznec, Directeur de la Stratégie technologique chez Cisco lors de son intervention concernant l’internet des objets. Les villes intelligentes existent depuis la nuit des temps et pour preuve, ce sont les romains qui ont inventé ce concept. Perplexe ? Pourtant, en créant les premiers caniveaux, les premiers réseaux d’égouts, les places de parking (de char !) ou encore les « centres villes », les peuples antiques ont dessiné les premiers contours du smart. Les romains n’avaient évidemment pas la capacité de collecter, de traiter et d’utiliser les milliards de données qui émanent des villes et de ses habitants, mais on leur doit quand même la base de ce qu’est l’urbanisme à l’Occidental, principes qui restent centraux et inspirant pour les artisans de la Smart City.
Nous avons désormais les outils pour récolter ces données, et c’est là qu’est l’innovation. Il nous est expliqué qu’une ville intelligente est avant tout une ville connectée, une ville qui serait remplie de capteurs envoyant des informations à un organisme central qui permettrait aux administrés de voir en temps réel sur l’application mobile de la ville les places de parking disponibles. Ces capteurs devraient permettre aux administrateurs de détecter instantanément quand un caniveau se bouche à cause des intempéries.
Le big data, la collecte et l’analyse de milliards de données de la ville apparaît être aujourd’hui le premier levier, celui de la connaissance. Les données permettent d’atteindre une précision inégalée dans la prise de décision. La data visualization permet ensuite de modéliser pour s’assurer que les décisions sont les bonnes. Faut-il installer un lampadaire à tel endroit dans la ville ? Faut-il augmenter les patrouilles de Police dans ce quartier ? Déplacer un arrêt de bus ? Contrairement aux Romains, nous pouvons connaître la réponse. Alea jacta est.
Les smart Cities: bulle, coup marketing, ou nouveau paradigme ?
En vue des conférences à la pertinence très inégale, c’est une question qui se pose très vite à l’auditeur libre qui a la tête sur les épaules. Comme tout ce qui est à la mode, les smart cities n’échappent pas à la règle universelle de l’engouement médiatique, politique et entrepreneurial, parfois à outrance. Certains conférenciers comme Hubert Dejean De La Batie maire d’une petite commune nous explique que les smart Cities ne seraient peut être qu’un coup d’épée dans l’eau et pour plusieurs raisons.
Économique : Dans une France engluée dans la crise, la question du ROI de ces technologies et de ces villes connectées se pose naturellement. Il n’est pas question de faire du passéisme en disant que l’on se passait bien de ces avancées dans le passé mais plutôt de se demander comment mesure-t-on l’apport économique de ces villes. Aujourd’hui, on ne le maîtrise pas et ces problématiques de budgets sont un frein pour les élus locaux ayant vu leurs subventions étatiques baisser. Ce frein est même si fort que plus de 50% des initiatives smart restent en phase de test ou de projet. Le projet de compteurs communiquant Linky sur la zone Indre-et-Loire (ndlr : en phase de déploiement) n’a pas modifié ou impacté la consommation énergétique de 90% de foyers qui payent la même facture tandis que les coûts d’installation supportés en partie par les collectivités locales ont explosé.
Le manque de maturité de ces technologies ne permet pas encore de savoir si dans le futur la tendance s’inversera et si les habitants n’auront pas à financer les externalités négatives d’un tel projet. Et que dire d’une panne de réseau ? Une étude évalue le prix des coupures dans le Cloud entre 2007 et 2012 est estimé à 70 millions de dollars. Un cadeau empoisonné dont les administrés se passeraient bien.
Technologique : La technologie est existante. Il est aujourd’hui possible de faire parler les milliers de capteurs installés dans les réseaux de canalisation pour suivre les fuites d’eau en temps réel. De nombreuses avancées dans le domaine permettent aujourd’hui de surpasser les données cellulaires (3G, 4G) qui ne peuvent pas envoyer des messages complexes ou sans accès au satellite.
Cet « internet des objets » jouit d’une croissance exceptionnelle. Lora, SigFox, M-FOX ou encore Matooma pour ne citer que les plus connus, sont des solutions fiables, en pleine croissance, permettant aux objets de communiquer entre eux.
Toutefois, le point noir de cette pluralité d’acteurs est la démultiplication de réseaux qui les accompagne, et qui communiquent rarement entre eux. Les technologies cachées derrière les innovations qui nous simplifient la vie sont en réalité incapables de communiquer entre elles et ne sont pas interopérables. Résultat : les smart Cities sont équipées de dizaine de réseaux traitant des données de façon verticale, en silo, et cette démultiplication est synonyme de complexité pour les municipalités. Elles doivent en effet s’équiper rapidement, et former leurs agents, pour s’adapter à chaque nouveau réseau mis en place. Et absorber les coûts de structure qui vont avec…
Technosolutionnisme : Derrière ce néologisme alambiqué se cache le constat que ce n’est pas la métropole qui est elle-même intelligente, ce sont d’abord ses habitants, ses élus, son administration, ses entreprises. L’intelligence des villes n’est qu’une conséquence de l’intelligence des gens.
Le smart doit être au service des habitants et non de la ville. Un décalage entre maturation des villes et maturité des humains existe déjà et il pose une question de fond à laquelle il n’est pas aisé de répondre. Les smart cities sont-elles nécessaires ?
A-t-on besoin d’une application pour prédire les embouteillages dans la ville, si les habitants d’une métropole se disciplinent suffisamment pour recourir aux transports en commun et au covoiturage ? Les exemples ne manquent pas, plusieurs smart villages européens ont fait les frais de Technosolutionnisme à outrance. L’application mobile du smart village d’Aafaladen en Suède a été téléchargée 11 fois sur 50 000 habitants. Lors d’une conférence la question tabou est soulevée, l’homme est-il assez intelligent pour utiliser les technologies intelligentes ?
Et demain, quel avenir ?
Les smart cities étant intimement liées à la transition énergétique et aux évolutions de nos modes de vie elles permettront de nombreuses avancées dans tous les domaines pour faire face à tous les défis qui nous attendent. Néanmoins, comme l’a rappelé la secrétaire d’état au numérique, Axelle Lemaire, lors de son intervention , les smart cities ne doivent pas être un instrument politique, elles doivent être pensées au service des habitants. Elle nous met également en garde : « c’est un défi de la ville à venir, ne pas la transformer en ville inhumaine ».
Le S3C est un congrès d’un genre nouveau. Bien que toutes les conférences ne partagent pas le même euthousiame , elle a permis à des intervenants de plus 60 pays de se rencontrer et contribue à rapprocher élus locaux, jeunes start up et experts sur le sujet des smart cities.
Toutefois, une partie des conférenciers restent à la surface des choses et surfent sur une vague technologique, celle du smart sans vraiment en saisir les enjeux et les opportunités. Manque de maturité ? Manque de communication ? Le S3C a au moins le mérite de faire parler des Smart Cities et de favoriser les échanges des différents acteurs concernés. Ces Smart Cities, portées par les progrès énormes de l’IoT et du Big Data, peuvent certainement offrir des possibilités incroyables aux citoyens, à condition que ceux-ci soient capables de devenir aussi intelligents que leurs villes.