Apple se lance dans le marché du streaming musical, qu’est ce que ça change ?

Quand on repense aux façons d’écouter la musique ces dernière années, il y a de quoi avoir le tournis.

Trois révolutions ont eu lieu coup sur coup :

  • La première fut celle des disques plats, cassettes et CD. Pour la première fois, la musique reposait alors sur un support matériel bon marché produit à des millions d’exemplaires et diffusé sur toute la surface du globe. Image3Ce fut alors l’entrée pleine et entière de la musique dans la mondialisation. La firme à la pomme, née en 1976, n’avait à l’époque aucun pied dans  l’univers musical.
  • La seconde fut la dématérialisation du support. Nous disposions alors de baladeurs numériques et y transférions les fichiers MP3. Les plateformes illégales de téléchargement de morceaux furent les précurseurs (Napster) avant qu’Apple ne créé la principale offre légale en 2001 : Itunes couplé à son propre baladeur numérique l’Ipod. Ce fut pour Apple une situation de quasi-monopole. En octobre 2004, l’Ipod accaparait ainsi 92,1% des ventes de baladeurs numériques à disque dur aux Etats Unis et 26% du marché mondial dès 2005. Itunes est depuis la plateforme de téléchargement légale numéro 1 dans le monde.
  • La troisième et dernière révolution en date fut celle de la disparition de la notion de propriété. On ne possède plus un morceau immatériel. On y accède. Le streaming musical fait son apparition. Les offres illégales ont une nouvelle fois ouvert la voie (Blogmusik…) le temps que des offres légales se créent pour répondre à cette demande (Deezer officialisé en 2007, Spotify lancé publiquement en 2008…), portées par le développement des smartphones et de la 3G. Comme dans chacune des révolutions, celle-ci tend à remplacer la situation précédente. Ainsi entre 2013 et 2014 aux États Unis, le nombre de morceaux écoutés en streaming a crû de plus de 50% tandis qu’à l’inverse, les ventes numériques ont chuté de 13% sur la même période.

Jusqu’à très récemment, Apple n’avait nullement exploité cette dernière révolution (l’échec d’ITunes Radio excepté) qu’elle avait pourtant contribuée à faire émerger en concevant l’iPhone, le premier smartphone moderne. Steve Jobs disait en 2007 « Il ne faut jamais dire jamais, mais les consommateurs ne semblent pas être intéressés [par le streaming musical] ». La donne a bien changé depuis…

« Apple Music », double enjeu pour la firme de Cupertino

Toute l’industrie a dorénavant pris conscience que le streaming musical n’est pas un épiphénomène mais une réelle révolution du secteur. Itunes est sur le déclin et Apple le sait. À défaut d’avoir été cette fois-ci précurseur de la révolution, la firme de Cupertino a bien compris la nécessité de s’y conformer. Elle rachète donc Beats en 2014 (marque proposant une solution de streaming en plus de ses écouteurs et enceintes) en vue du lancement de sa propre solution de streaming musical.

Apple fait alors face à deux enjeux :

  • Son premier défi est de franchir avec succès le cap de cette troisième révolution. Il lui faut faire progresser sa part de profits sur cette activité, ou à défaut la maintenir. C’est indispensable pour ne pas être totalement dépassé d’ici quelques années sur ce secteur, notamment face aux leaders que sont Spotify ou Deezer.
  • Le second enjeu est plus global. Il s’agit d’améliorer sans cesse son attractivité en enrichissant l’expérience utilisateur. L’objectif est de convertir toujours plus de prospects à son environnement matériel et logiciel et d’y retenir encore davantage ses clients actuels (stratégie dite de « Lock-in »). Il est effectivement vital de ne pas se faire distancer par les autres géants informatiques (Google, Microsoft, Amazon…) qui cherchent eux aussi des relais de croissance et le renforcement de l’attractivité de leur écosystème. À ce jeu, son principal adversaire est Google, enrichissant son OS Androïd avec sa plateforme Google Play Music.

Le 30 juin 2015, Apple se lance officiellement dans la bataille en lançant son service de streaming, « Apple Music ».

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La Force de frappe d’Apple

Afin de réussir au mieux sa conversion progressive au streaming musical, Apple a pris en considération les principaux facteurs clés de succès de cette industrie.

D’abord la taille du catalogue est similaire aux autres offres. Capitalisant sur ses partenariats créés pour iTunes, la firme propose plus de 30 millions de titres. Et certains sont même exclusifs (comme avec les artistes Dr Dre et Taylor Swift) afin d’attirer des clients pour qui ces contenus sont indispensables.

Ensuite la qualité audio est suffisante pour la quasi-totalité des clients potentiels : 256 kbit/s, c’est un bon compromis entre qualité sonore et poids des morceaux.

Des algorithmes poussés (capitalisant sur la solution de Beats) et les recommandations de plus de 300 experts de la musique permettent de faire découvrir des morceaux adaptés aux gouts de chacun.

Enfin, des contenus additionnels exclusifs sont proposés : une radio mondiale avec des émissions qualitatives (« Beats 1 »), des news exclusives sur les artistes les plus connus (photos back-stage, titres exclusifs, clips), des playlists etc. Sur ce point, Apple profite clairement de sa taille pour tenter de se distinguer de la concurrence.

En plus de ces facteurs clés de succès usuels, Apple a un atout singulier et redouté, une force de frappe mondiale considérable :

  • L’entreprise dispose pour sa nouvelle offre d’une base de prospects immense et déjà familière à son écosystème : ses 500 millions d’utilisateurs iTunes (i.e. utilisateurs de produits matériels Apple).
  • Apple propose une souscription simplissime à son offre : une seconde suffit puisque l’application est préinstallée sur tous ses matériels compatibles (Mac, IPhone, Ipad, Watch), les coordonnées bancaires de ses clients sont déjà connues et une offre d’essai gratuite de trois mois est proposée (avec reconduction tacite !). Apple a ainsi acquis 11 millions d’abonnés en 5 semaines. Reste à voir combien resteront après les 90 jours gratuits. À titre de comparaison, Spotify compte 20 millions d’utilisateurs payants (et 55 millions gratuits), Deezer en compte 6 millions en 2015.
  • La firme à la pomme peut se permettre des campagnes de communication aux moyens gargantuesques, surfant sur son image haut de gamme, et se lancer dans 100 pays différents dès son premier jour d’exploitation.

Le gigantisme d’Apple présente également une menace en soi pour la concurrence. La firme de Cupertino est en effet extrêmement agressive pour tenter d’imposer sa solution. A tel point que les autorités américaines de la concurrence (FTC) mènent actuellement deux enquêtes pour concurrence déloyale. La première enquête porte sur des pressions supposées d’Apple sur les maisons de disques pour qu’elles ne reconduisent pas certains accords conclus avec Spotify en échange d’une plus grande rémunération des licences d’exploitation. La deuxième enquête porte sur la commission de 30% prélevée par Apple sur les abonnements de ses concurrents lorsque leurs clients payent leur mensualité via l’Apple Store. Cette pratique réduit à peau de chagrin les marges des concurrents d’Apple Music sur les clients concernés ou les oblige à gonfler leur prix perdant ainsi en attractivité. Spotify propose ainsi sa solution à 12,99$ par mois sur l’Apple store alors qu’elle la facture 9,99$ sur ses autres canaux de distribution, soit le prix de référence du secteur.

Apple-Money2Apple a donc une offre pertinente et une force de frappe inégalable. Mais est-ce suffisant pour rattraper son retard sur un nouveau marché où règne l’instabilité ?

Un retard certain et un streaming encore peu lucratif

Le potentiel de l’industrie du streaming musical a beau être énorme, ce dernier a des faiblesses que même Apple ne peut contourner.

Les offres de substitution gratuites sont légions. Des moyens d’écoutes illégaux aux offres légales gratuites avec publicité en passant par des sites tels que YouTube, il est aisé d’écouter en illimité et gratuitement la grande majorité des morceaux musicaux produits à ce jour.

De plus, le secteur n’est toujours pas rentable pour l’heure. La concurrence féroce pousse à des investissements massifs qui rendent déficitaires toutes les solutions actuelles. Spotify (qui accuse une perte nette en 2014 de 162,3 millions d’euros contre 55,9 millions en 2013) avait déjà anticipé la déferlante Apple en levant en juin 526 millions de dollars valorisant l’entreprise à 8,5 milliards de dollars. Le groupe Suédois viserait également, selon le Wall Street Journal, à venir concurrencer YouTube sur la vidéo en streaming et tout cela coûte cher (Apple pense également à se diversifier dans ce secteur). De son côté, Deezer (22,6 millions de pertes en 2014, plus qu’en 2013), a choisi de s’introduire en bourse d’ici la fin de l’année, le valorisant à plus de 1 milliards de dollars, nécessaire pour se maintenir dans la course.

Ajoutons à cela que les ayants droit et les maisons de disques souhaitent régulièrement renégocier leur rétribution (auxquelles Spotify consacre déjà plus de 70% de ses revenus). Leur puissance s’est en effet accrue depuis qu’iTunes n’est plus en situation de quasi-monopole sur la vente de musiques numériques.

Jeunesse du marché oblige, le business model définitif et la stabilité concurrentielle du secteur restent donc à atteindre. A ces défauts inhérents au streaming s’ajoutent ceux propres à Apple.

L’histoire de la firme montre qu’elle a toujours privilégié l’imbrication logicielle-matérielle totale. Mais pour Apple Music, il lui faut arriver à dépasser ses frontières pour ne pas restreindre son marché du streaming aux seuls clients de son offre matérielle. Elle prévoit pour cela la sortie de son application sur Android pour automne 2015, mais elle accusera alors de nombreuses années de retard.

Ses concurrents ont forcément une longueur d’avance, s’étant lancé sur ce marché bien plus tôt. Ils sont donc déjà bien identifiés par les clients de demain, et ils ont relativement bien sécurisé leur part de marché actuelle (Lock-in via des playlists personnalisées, des algorithmes rodés aux goûts de leurs clients et ces derniers se sont habitués à leur solution actuelle). Qui plus est, ces concurrents opèrent sur toutes les plateformes (IOS, Android, Windows…), s’adressant ainsi à tous les prospects potentiels.

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Un quasi-monopole de perdu, mais une place à venir parmi les leaders

L’évolution indispensable d’Apple pour entrer dans cette troisième révolution est donc parfaitement maîtrisée et les stratèges de Cupertino se sont donnés les moyens de leurs ambitions. Au minimum, cela maintiendra Apple dans la course sur la diffusion musicale numérique, améliorera l’attractivité de son écosystème pour ses clients potentiels et renforcera le lock-in de ses clients actuels.

Mais contrairement à l’époque hégémonique du couple iPod/iTunes, le matériel concurrent (les smartphones Android principalement) est cette fois-ci majoritaire et les plateformes concurrentes (Spotify, Deezer et consort) sont déjà très bien implantées. Apple ne règnera donc plus en maître sur l’industrie musicale numérique, mais en sera très certainement l’un des acteurs incontournables dans les années à venir.

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