TRANSFORMATION NUMÉRIQUE. Ces deux mots sont omniprésents depuis quelques années, objets de discours lors de grandes conférences, analysés dans toutes les revues de référence, ou cités sur Twitter. Les dirigeants ont bien compris que leur organisation devait opérer une transformation digitale en profondeur. Mais en tant que dirigeant, comment aborder et structurer la transformation digitale dans son organisation ? Quelles questions se poser pour commencer ? Comment accompagner ses collaborateurs dans la transition digitale ?
Pour cette première interview sur ce thème si stratégique, nous avons échangé avec Da-Nhât NGUYEN, consultant manager chez Solucom depuis 10 ans. Da-Nhât a un profond intérêt pour la façon dont les gens travaillent ensemble et gèrent l’information.
Da-Nhât nous a éclairé sur le rôle des dirigeants, qu’il voit comme des jardiniers capables de “créer le terreau favorable à l’émergence des projets digitaux, placer des tuteurs pour orienter l’épanouissement et répartir l’arrosage et les engrais à des endroits stratégiques.” Rencontre.
Que signifie “transformation digitale” pour une organisation ?
On peut définir la transformation digitale d’une entreprise comme étant la planification et la mise en œuvre d’investissements stratégiques dans des technologies digitales. Objectifs : apporter des bénéfices aux clients, aux collaborateurs et à l’écosystème de l’entreprise.
Comment initier une réflexion autour de la transformation digitale ? Quelles questions se poser pour commencer ?
Au démarrage, il est utile d’établir un diagnostic : quels sont les points de douleur et les bénéfices potentiels des technologies digitales pour mon organisation ? Il me semble primordial de mettre au centre de la réflexion les clients ainsi que les collaborateurs, et d’examiner leurs interactions avec l’entreprise : on pourra ainsi évaluer comment les technologies digitales bousculent la création de valeur, les processus et les modes d’organisation de l’entreprise.
Quelles sont les grandes étapes de transformation digitale ?
Dans la démarche de transformation digitale, on peut distinguer trois grands temps : un temps pour comprendre, un temps pour décider, et un temps de mise en œuvre.
COMPRENDRE : il s’agit d’établir un diagnostic évaluant ses opportunités et ses faiblesses, d’évaluer sa position relativement à d’autres entreprises ou d’autres secteurs, de s’inspirer de démarches existantes.
DÉCIDER : il s’agit de choisir et de cadrer les premières initiatives, de déterminer le niveau d’ambition et de moyens, et de sélectionner un mode d’organisation favorisant l’émergence et le suivi des projets digitaux.
METTRE EN OEUVRE : il s’agit de mettre en place des démarches adaptées aux projets digitaux. Ce sont des démarches permettant de :
- Proposer rapidement un prototype pour les dispositifs améliorant de façon significative l’expérience client ou collaborateur
- Réaliser et faire évoluer ces nouveaux dispositifs de façon agile
- Recueillir des données sur l’usage et l’impact de cette démarche
Ces trois temps sont imbriqués dans un cycle continu, mais il est important de les distinguer mentalement afin de répartir les efforts de façon équilibrée.
Quel est le rôle du dirigeant au sein de la démarche ? Peut-il l’associer à une démarche participative ?
La métaphore la plus proche serait certainement celle de jardinier : le dirigeant doit s’attacher à créer le terreau favorable à l’émergence des projets digitaux, placer des tuteurs pour orienter l’épanouissement et repartir l’arrosage et les engrais à des endroits stratégiques.
En effet, on constate généralement que la transformation digitale est rarement le fruit de projets digitaux pensés au sommet. Il s’agit plutôt d’une logique de déploiement en nénuphar, où la mise en œuvre d’une technologie digitale bénéficie à un périmètre donné (qui peut être une entité, une fonction, un cas d’usage). La mise en œuvre s’étend alors à un périmètre voisin et on parvient progressivement à couvrir le périmètre total de l’entreprise. Le dirigeant s’inscrit rarement dans une démarche de type « big bang » mais plutôt dans l’identification et le support d’initiatives locales. Il s’agit en définitive pour le dirigeant d’inspirer et de capitaliser. Et pour cela, oui, les démarches participatives sont adaptées : les dirigeants ont un rôle essentiel pour amener un collectif à prendre conscience des opportunités ou des menaces concurrentielles, à structurer des projets digitaux en capitalisant sur l’expérience collective, à mettre en œuvre les fondations et les bonnes pratiques.
Quels sont les meilleurs moyens pour engager les collaborateurs ?
Certains font briller l’appât du gain lié à la transformation digitale : la corrélation entre le niveau de maturité digitale et une position de leader sur un marché ou la perspective de vastes nouveaux marchés. Un document interne de Toshiba évalue ainsi à 1 500 milliards d’euros le marché lié aux Smart Grids. D’autres agitent le spectre de la terreur : des industries entières seront vouées à disparaître, par exemple lorsque le volume de courrier baissera inéluctablement dans les prochaines années. Mais cela reste très largement conceptuel pour les collaborateurs. Un travail significatif doit être réalisé au niveau des usages, afin de représenter concrètement l’impact des technologies digitales sur le quotidien des collaborateurs. L’objectif est de pouvoir raconter une histoire vraisemblable et engageante dans laquelle les collaborateurs, les clients, le management de l’entreprise se retrouvent. L’expérience montre que c’est ainsi qu’on parvient à réunir les collaborateurs autour de leur projet de transformation, aussi bien pendant la phase de conception que pendant le déploiement. C’est ainsi qu’on pourra vraisemblablement transformer le métier des postiers : les premiers retours montrent que certains sont devenus « accros » à leur nouvel outil Facteo, qui apporte des gains tangibles grâce au digital.
Quels sont vos conseils pour accompagner le changement auprès des personnes résistantes à la transformation digitale ?
On rencontre rarement des collaborateurs arc-boutés contre la transformation digitale. On constate davantage un inconfort, plus ou moins important, par rapport à différents sujets. Les collaborateurs doivent faire évoluer leurs outils, les manières de s’informer, de se consulter, de prendre des décisions, de s’organiser individuellement et collectivement. La difficulté est liée au fait que le changement, pour avoir un impact, doit s’opérer simultanément sur le front des outils et des pratiques quotidiennes des collaborateurs et du management.
On parvient à traiter à peu près convenablement la question des outils à travers de la documentation et de la formation en présentiel et en mode e-learning. La modification des comportements managériaux invite généralement à s’interroger individuellement et collectivement sur des pratiques qui ont parfois mis plusieurs décennies à s’établir, et qui se sont parfois fondues dans la culture de l’entreprise. Pour cela, une prise de conscience au plus haut niveau de l’entreprise est nécessaire : nous avons des exemples où ce n’est qu’à la suite d’une “Learning Expedition” dans la Silicon Valley que des comités de direction ont décidé de changer en profondeur leurs modes d’organisation et de management et de s’engager dans une transformation culturelle. Avant cette prise de conscience, les éléments embryonnaires de la transformation digitale étaient perçus comme des évolutions purement techniques.
On constate que la transformation digitale, en fluidifiant l’accès et le partage d’informations en temps réel, permet à un collectif d’agir et de prendre des décisions en autonomie : ceci remet en cause profondément le rôle de leader, qui n’est plus attendu pour sa capacité à prendre des décisions au quotidien, mais pour sa capacité à créer un terreau favorable pour que les collaborateurs travaillent ensemble. Ceci exige beaucoup d’humilité : les nouveaux leaders seront des porteurs de sens au service du collectif, rendu plus autonome et agile par la collaboration digitale. Le défi principal sera d’accompagner des générations de managers à transformer leur posture actuelle de managers-directeurs et managers-experts vers celle de managers-animateurs, au service du collectif. Pour cela, il s’agira de s’interroger sur les situations de travail quotidiennes : comment et pourquoi se réunit-on ? comment réfléchit-on et construit-on individuellement et collectivement ? Certaines entreprises ont entamé leur programme de transformation digitale interne avec cette approche, en mobilisant des milliers de managers sur l’évolution de leurs situations de travail et des objets de collaboration. C’est sans doute l’approche la plus pertinente.
Faut-il se donner des objectifs pour mener à bien sa transformation digitale ? Je pense en particulier au fait que changer la culture interne prend du temps et de l’énergie alors que certains dirigeants pourraient surtout voir des avantages business à court terme.
Bien entendu : il est nécessaire de construire une stratégie et de se donner des objectifs, inscrits dans une trajectoire réaliste.
On enseigne aujourd’hui dans toutes les écoles de management le cas de Kodak, qui n’a pas su amorcer à temps sa transformation digitale, alors que son concurrent Fuji a su mobiliser ses employés vers une transformation progressive de ses activités, s’étalant sur plusieurs années. Une stratégie de transformation digitale est donc une nécessité si on ne souhaite pas devenir le prochain Kodak.
Beaucoup de dirigeants concentrent leurs investissements sur les composantes technologiques, pour équiper leurs collaborateurs ou développer de nouvelles applications en interne et avec leurs clients; d’autres privilégient l’approche économique de recherche d’avantages concurrentiels.
Une approche purement économique sera limitée. Robert Solow (prix Nobel d’économie en 1987) avait à son époque constaté ce paradoxe : les technologies de l’information sont omniprésentes, sauf dans les indicateurs économiques. Nous avons tous l’intuition d’être témoins d’une révolution en marche, et cependant des pans entiers industriels auront disparu ou se seront métamorphosés avant que nous ne soyons en mesure de calculer précisément la contribution d’une certaine technologie aux gains de productivité. Les dirigeants pourront difficilement s’appuyer sur des calculs de ROI pour orienter leurs choix stratégiques de transformation digitale. C’est le paradoxe de Solow.
En définitive, il s’agira d’équilibrer la stratégie sur des volets technologiques, économiques, et humains.
On constate que la composante donnant le rythme de la transformation digitale est majoritairement le facteur humain.
Sur cet axe, les objectifs suivants apparaissent comme primordiaux :
• Développer un observatoire interne afin de comprendre sa situation et sa maturité digitale relativement à ses concurrents, et planifier les investissements stratégiques
• Développer sa capacité à mener des projets digitaux au bénéfice des clients et des collaborateurs, au travers de rapprochements stratégiques, de recrutements, d’adoption de nouvelles méthodes
• Mettre en place des démarches d’acculturation et de développement des compétences digitales.
Selon vous, quelle est l’idée essentielle à retenir à l’issue de l’interview?
Les dirigeants et managers auront un rôle déterminant sur la capacité de leur entreprise à assurer une transformation digitale. Autrefois valorisés pour leur capacité de décision et de gestion, ils vont devoir transférer ces compétences à leurs collaborateurs et prendre un rôle accru de porteur de sens au service d’un collectif. Ce seront des jardiniers de la transformation digitale.