Le 13 mai dernier, la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) a consacré le désormais très célèbre « droit à l’oubli numérique ». Victoire pour le respect de la vie privée ? Entrave à la liberté d’expression ? Les avis divergent, certains crient même à la censure. L’arrêt de la Cour divise, et son application est très délicate dans les faits pour Google. Retour sur un débat loin d’être terminé.
Un nouveau droit controversé
Depuis plusieurs mois, chaque citoyen européen peut exercer son nouveau droit, celui de l’oubli numérique. Les internautes n’ont pas attendu longtemps et c’est quelques 147 000 demandes de suppression de résultats de recherche qui ont déjà été reçues par Google, concernant 500 000 liens. Par l’arrêt rendu le 13 mai, les juges du Luxembourg ont reconnu que Google était responsable du traitement des données à caractère personnel, indexées et référencées sur son moteur de recherche. Qui dit responsabilités dit obligations. Google a donc aujourd’hui l’obligation de supprimer les résultats de recherche associés à une personne lorsque ceux-ci sont « inadéquats, pas ou plus pertinents, ou excessifs ». Dès fin mai, il a mis en ligne un formulaire permettant à tout un chacun d’exercer ce droit à l’oubli.
Malgré cette apparente docilité, David Drummond, vice-président et Directeur juridique de Google, a exprimé son désaccord avec la décision de la CJUE, dans une tribune publiée par Le Figaro. D’autres personnalités du Web sont venues appuyer ces critiques. Jimmy Wales, cofondateur de Wikipédia, dénonce ce droit à l’oubli et le qualifie de « censure ». La presse britannique gronde aussi et dénonce une attaque contre la liberté de la presse. BBC et The Guardian notamment, qui ont vu certains de leurs articles disparaître de Google. Face à cette révolte, Google a même dû faire marche arrière, et rétablir les liens vers certains articles de The Guardian.
Une délicate mise en œuvre pour Google
Cette controverse est bien la preuve que la mise en pratique pour Google est très délicate, demandant un arbitrage constant entre droit à l’information et droit à l’oubli. En effet, Google a le droit de refuser de retirer certaines informations, comme celles concernant les activités de professionnels ou des personnalités publiques. Dans les faits, le moteur de recherche a donc retiré seulement la moitié des liens qui lui ont été soumis. Google doit juger, arbitrer et considère que cela représente une « tâche considérable », chaque demande devant être examinée au cas par cas pour « trouver un juste équilibre entre les droits d’un individu à contrôler ses données personnelles et le droit du public à accéder à ces informations et à les diffuser. », comme il l’explique dans sa FAQ.
Face à cet exercice délicat de conciliation entre deux principes fondamentaux de nos démocraties, la liberté d’expression et le respect de la vie privée, le géant du Web ne souhaite pas statuer seul et compte bien impliquer le maximum de personnes possibles. C’est la raison pour laquelle il a décidé d’organiser un comité consultatif, réunissant plusieurs membres issus du corps universitaire, des médias, de la société civile ou spécialistes de la protection des données. Le comité, qui continue sa tournée dans les capitales européennes, était à Paris le 25 septembre dernier.
Un climat tendu entre la CNIL et Google
La CNIL (Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés), invitée à participer aux débats, a décliné cette invitation tout en indiquant qu’elle assisterait à la réunion en tant qu’observateur. De fait, les relations sont tendues entre Google et la CNIL, cette dernière considérant que « Google dramatise beaucoup la situation. Les demandes d’effacement sont prévues par la loi depuis longtemps et sont appliquées par les possesseurs de sites. Google n’était pas considéré comme responsable du traitement de données personnelles. Il y a beaucoup d’habileté et de malice de la part de Google pour entretenir la confusion et discréditer ce droit à l’oubli. », comme l’explique Isabelle Falque-Pierrotin, présidente de la CNIL.
Google, ayant toujours eu des pratiques très obscures concernant l’utilisation des données personnelles de ses utilisateurs, était la cible de nombreuses procédures répressives par les autorités européennes de protection des données (G29), ces dernières années. Les gouvernements européens reprochaient à Google de ne pas être en conformité avec la loi sur la protection des données personnelles. Cet arrêt de la Cour de justice européenne, ainsi qu’un lot de propositions émanant du G29 veulent faire plier Google, s’étant placé lui-même au-dessus des lois, dans une sorte de suprématie auto-proclamée.
Si une consécration du « droit à l’oubli » était nécessaire pour que Google se mette en conformité avec le droit européen et que chaque citoyen ait le droit à contrôler son e-réputation, il semble cependant que son application soit complexe. Google a besoin de précisions, notamment concernant l’application « large et subjective » pouvant être faite de la notion d’intérêt public retenu par la Cour. Les autorités européennes ont promis d’établir une liste de critères clairs et nets qui lui permettrait de répondre au mieux aux demandes des internautes. De fait, Google n’est pas un régulateur et ne devrait pas avoir à juger le caractère pertinent ou non d’une demande de retrait. Sa décision de refus de retrait n’a pas autorité de chose jugée et par là, peut toujours faire l’objet d’une plainte auprès de la CNIL qui ordonnera ou non à Google de supprimer les liens. Google se retrouve donc juge à la place du juge, position assez désagréable. Il est donc urgent qu’une précision des critères de décision soit faite. Affaire à suivre…